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L'enfant libre
18 novembre 2023

Éva Thomas, lanceuse d’alerte : « Il faut rendre les crimes de l’inceste imprescriptibles »( interview Mediapart

Éva Thomas, lanceuse d’alerte : « Il faut rendre les crimes de l’inceste imprescriptibles » 

Cette retraitée de 81 ans a été l’une des premières en France à briser l’omerta lors d’une émission à la télévision en 1986. Elle estime que l’extinction de la Ciivise, Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants, serait une « trahison politique ».

Sarah Brethes 

17 novembre 2023 à 09h10 

 Les chiffres affichés au début du dernier rapport de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise), publié ce vendredi, sont vertigineux. 160 000 enfants victimes de violences sexuelles chaque année en France. Autrement dit, un enfant agressé toutes les trois minutes. Au total, ce sont 5,4 millions de personnes qui, en France, ont été confrontées à ces violences avant l’âge de 18 ans.

Éva Thomas est l’un de ces visages anonymes. Le sien s’est affiché, souriant et calme, dans l’émission « Les Dossiers de l’écran » sur Antenne 2, un soir de 1986, « pour sortir de la honte ». Le point de départ de longues années « à crier dans le désert ». Jusqu’à la création de cette commission pluridisciplinaire dont elle a été nommée membre en mars 2021. 

Installée par Emmanuel Macron après, notamment, la publication du livre de Camille Kouchner, La Familia grande, et le déferlement de témoignages sur les réseaux sociaux sous le mot-dièse #MeTooInceste, la Ciivise a recueilli en près de trois ans la parole de quelque 30 000 victimes. Et accouché d’une somme de plusieurs centaines de pages, se concluant sur 82 recommandations – dont l’imprescriptibilité des violences sexuelles sur les mineur·es. Très peu ont été, à ce jour, mises en œuvre.

Alors que l’incertitude plane sur l’avenir de cette commission, les tribunes pour demander son maintien au-delà de la date butoir fixée au 31 décembre 2023 se sont multipliées ces dernières semaines. Un choix qui n’a pas encore été arbitré par l’exécutif.

 

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Éva Thomas à Grenoble en mars 2021. © Photo Jean-Philippe Ksiazek / AFP 

En trois ans, au-delà du travail de la commission, c’est un mouvement social et politique qui s’est amorcé autour de ce sujet si longtemps ignoré, qui pourrait enfin être considéré pour ce qu’il est : un fait social majeur.

Mediapart : Que s’est-il passé après cette émission « Les Dossiers de l’écran », en 1986, où vous avez posé dans le débat public ce « tabou des tabous » qu’est l’inceste ? 

Éva Thomas : Aucune victime n’avait parlé publiquement de ce sujet. J’avais longtemps cherché des livres de témoignages, je n’en avais trouvé aucun, à part un, traduit de l’américain. Après mon intervention, j’ai reçu des centaines de lettres. Beaucoup de gens se suicidaient, car l’inceste est une affaire de vie ou de mort – ce qui n’était pas compris à l’époque. Les victimes sont des funambules qui traversent au-dessus du vide et basculent très facilement.

Entre 1986 et 1989, j’ai participé à je ne sais combien de colloques et d’émissions, en France et à l’étranger. Je répétais que ce n’était pas une maladie – contrairement à ce que les psys affirmaient à l’époque – mais un crime. Et que c’est le fait d’être violé·es et de ne pas être protégé·es qui rend malades les victimes.

Qu’est-ce qui a changé entre votre prise de parole en 1986 et aujourd’hui ? 

À cette époque-là, je criais dans le désert. Pour les personnes de ma génération, les bâillons étaient nombreux. Une logique sacrificielle était organisée. Il y avait trois « sacrificateurs » : le violeur – pour moi, mon père ; le psychanalyste, avec la théorie freudienne des fantasmes, qui inversait complètement la culpabilité ; et le législateur, qui utilisait la prescription. Tout était en place pour que les victimes ne parlent pas, c’était un bâillon sociétal.

J’en ai eu la confirmation avec le procès de Saint-Brieuc : en 1989, Claudine, une femme qui avait pris la parole à visage découvert sur un plateau de télévision à mes côtés, a comparu pour diffamation après une plainte de son père. Elle n’avait aucun recours judiciaire contre lui, en raison de la prescription. Le parquet s’est retrouvé à défendre l’agresseur, elle a été condamnée. Libération avait titré : « Le procès de la honte ».

À partir de là, la loi sur la prescription a évolué. Elle a été rallongée plusieurs fois. Aujourd’hui, on peut déposer plainte trente ans après avoir atteint l’âge de la majorité, jusqu’à l’âge de 48 ans.

J’ai 81 ans, j’ai vécu une belle vie ensuite. C’est possible. À condition d’avoir une réponse correcte de la société.

Comment avez-vous résisté dans ce « désert » ? 

Pendant des années, je suis allée avec une amie avocate rencontrer des députés et des sénateurs pour faire changer la loi sur l’âge du consentement. Je leur disais : « Pensez-vous qu’un enfant puisse consentir à son viol ? Il est terrorisé, pas consentant. » Les gens n’entendaient pas [la loi a fini par être modifiée en 2021, laquelle établit qu’aucun adulte ne peut se prévaloir du consentement sexuel d’un enfant s’il a moins de 15 ans, ou moins de 18 ans en cas d’inceste – ndlr].

Dans les colloques, je devais écouter des psychanalystes dire des choses complètement folles du style : « Que vous ayez vécu l’inceste ou que vous l’ayez fantasmé, ça fait les mêmes dégâts. » Quand je leur répondais, parfois face à de grands auditoires, ils faisaient comme si je n’existais pas. J’ai fini par faire une formation de clown, pour tenir le coup. Il fallait que j’apprenne à avoir de la répartie. Ça m’a beaucoup aidée, aussi, à avoir un regard décalé.

Après le procès de Saint-Brieuc, je me suis effondrée physiquement. Je ne pouvais plus marcher, plus penser, plus écrire.

Vous avez publié deux livres, en 1986 et en 1992, et fondé une association, SOS Inceste. Qu’est-ce qui vous a sauvée ?

D’avoir inventé une sorte d’art-thérapie, en peignant des grandes toiles de monstres géants et en fabriquant des grandes poupées sur lesquelles j’écrivais.

D’avoir milité, car les associations sont des lieux de sororité extraordinaires. Quand nous avons commencé à nous parler entre victimes, à la fin des années 1980, nous nous sommes rendu compte que nous avions les mêmes symptômes, les mêmes cauchemars, les mêmes addictions. Car nous avions été confrontées au même traumatisme. Paradoxalement, ça a été très joyeux, alors qu’on se faisait traiter d’hystériques ! Quand les femmes nous appelaient – car au début c’étaient surtout des femmes –, on les félicitait car elles avaient réussi à vivre, réussi à résister au suicide.

Enfin, avoir changé de prénom m’a sauvée. On m’a accordé le changement d’état civil en 1990 car j’avais été victime d’inceste de la part de mon père, qui l’avait reconnu dans une lettre. Quand j’ai eu mes nouveaux papiers d’identité, je me suis relevée en écrivant mon deuxième livre. Après, je n’ai plus jamais somatisé, plus jamais fait de cauchemars. C’est la preuve d’une efficacité symbolique de la loi. J’ai 81 ans, j’ai vécu une belle vie ensuite. C’est possible. À condition d’avoir une réponse correcte de la société.

L’inceste, ce n’est pas qu’un désastre, ça peut devenir une cicatrice. Mais on ne peut pas penser cette histoire en dehors de la loi. Le cadre de la loi remet le monde à l’endroit : il y a un criminel coupable et responsable et un enfant vulnérable qui subit une trahison criminelle.

Que retenez-vous des trois années de la Ciivise ? 

La Ciivise a dévoilé l’immensité du problème. Et la réalité du mauvais fonctionnement de la société pour protéger les enfants, qu’il s’agisse de la justice ou des soins.

La commission a fait un énorme travail, notamment en allant écouter les victimes dans des dizaines de villes, en métropole et dans les outre-mer. S’il y a eu un engouement, c’est parce que c’était un cadre très particulier. On leur a dit : « On va vous écouter et on va protéger les enfants »,pour leur éviter la traversée douloureuse que nous avons vécue car la société ne voulait pas nous entendre. La solitude des victimes d’inceste est terrible, et la Ciivise leur a permis de sortir du secret, d’être écoutées socialement et de rejoindre les autres. Dans toutes les villes, des personnes ont dit : « J’ai attendu ça toute ma vie. »

Les « préconisations clés » de la Ciivise

  • Le repérage : organiser le « questionnement systématique » des potentielles violences sexuelles aux enfants.
  • IVG et grossesses précoces, tentatives de suicide d’adolescent·es : « généraliser le repérage des violences sexuelles dans les situations de vulnérabilité spécifiques ».
  • Repérage systématique des violences sexuelles lors d’un rendez-vous individuel annuel de dépistage et de prévention.
  • Déclarer imprescriptibles les viols et agressions sexuelles commis contre les enfants.
  • Créer une « ordonnance de sûreté de l’enfant » pour permettre au juge des affaires familiales de statuer en urgence sur l’exercice de l’autorité parentale en cas d’inceste vraisemblable.
  • Étendre la définition pénale de l’inceste : y inclure les cousins et cousines.
  • Garantir des soins spécialisés du psychotraumatisme aux victimes de violences sexuelles dans l’enfance : 20 à 33 séances réparties sur une année et renouvelables selon les besoins des victimes.
  • Garantir une meilleure indemnisation des victimes, en prenant en compte les préjudices spécifiques aux violences sexuelles et à l’inceste.
  • Renforcer le contrôle des antécédents avec le fichier judiciaire automatisé des auteurs d’infractions sexuelles ou violentes (FIJAIS).
  • Maintenir la Ciivise.

 

Parmi ses 82 préconisations, qu’est-ce qui vous semble le plus urgent ?

J’étais contre l’imprescriptibilité car je pensais qu’elle devait être réservée aux crimes contre l’humanité. J’ai changé d’avis. Le temps de la mémoire, à cause de l’amnésie traumatique, n’est pas celui de la justice, et il est terrible de n’avoir aucun recours à la loi. Il faut rendre ces crimes imprescriptibles, comme c’est le cas dans d’autres pays européens, car le violeur d’enfant pille son avenir, son droit d’exister en tant que sujet.

Il est aussi très urgent de protéger les mères qui dénoncent ces violences. Cela doit être possible, tout en respectant le principe fondamental de la présomption d’innocence.

La Ciivise a dévoilé l’immensité du problème. Et la réalité du mauvais fonctionnement de la société pour protéger les enfants.

On ignore si la mission de la Ciivise sera maintenue au-delà du 31 décembre. Craignez-vous la fin de cette commission ? 

Si la Ciivise s’arrête complètement, ce sera une trahison politique. On dit aux gens « parlez, parlez », et tout d’un coup, c’est terminé.

Mais il y a quelque chose qu’on ne pourra pas empêcher, c’est le mouvement de la parole publique. Autant le silence a été contagieux, autant la parole l’est aussi. Ce qui a été lancé ces trois dernières années, on ne pourra pas l’arrêter. Il y a les réseaux sociaux. La jeune génération est très différente et plus informée que la nôtre. Je la crois capable d’empêcher un retour en arrière.

 

 

N’y a-t-il pas un grand risque qu’on remette le couvercle sur ce sujet dont personne ne veut entendre parler ? 

Depuis les années 1990, le sujet est revenu dans le débat à plusieurs reprises, à la faveur de la parution de livres notamment. Et puis ça retombait. L’inceste dérange tellement, c’est un vrai déni collectif. On brise le silence, et la société oublie. Alors il faut reparler. Car l’inceste, c’est l’innommable, la pire des transgressions. Ça évoque des images insupportables, qu’on a envie d’oublier.

Aujourd’hui, on a changé de monde, on connaît l’ampleur du problème, la Ciivise a recueilli près de 30 000 témoignages, on sait qu’un enfant meurt tous les cinq jours de maltraitances de ses parents. Avant, on ne savait pas toute cette violence. On est devant un phénomène qui est dévoilé au grand jour. Depuis #MeToo, puis #MeTooInceste, tout a changé. Maintenant, dans ma bibliothèque, il y a toute une rangée de livres, de témoignages sur l’inceste.

De nombreux articles, documentaires et livres consacrés à l’inceste sont sortis ces derniers mois. Le prix Femina vient d’être attribué à « Triste Tigre », de Neige Sinno, un texte au cœur duquel est placé son agresseur, son beau-père…

C’est un texte et une réflexion remarquables. À chaque fois que je vois sortir un livre, je le lis, ça me fait chaud au cœur, car je me dis : « Encore une personne sauvée, elle assume son histoire socialement. »Elle est donc reconnue comme autrice de son récit, rien n’est plus précieux après un viol incestueux.

Sarah Brethes 

 

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